Je hais le train. Ses petites toilettes exiguës, ses sièges étroits, les publicités qui font croire à vos patrons que c’est la parfaite alternative pour les voyages d’affaires… Alors qu’on sait tous que le seul point positif du train c’est qu’en classe affaires on double tout le monde dans les files. Mais, vous me direz, c’est pareil pour tous les transporteurs. Enfin bref, vous le direz à mon patron. Me voilà donc dans le wagon-restaurant de ce train, en pleine dégustation goulue d’un sandwich jambon-fromage.
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Je ne l’aurais pas remarquée si un bout de salade ne s’était échappé de mon sandwich. C’est en me relevant, les doigts pleins de mayonnaise, que je l’ai vue. Juste en face de moi. Discrètement attablée dans un coin du wagon, elle semblait une statue grecque. Une profonde sérénité émanait d’elle, et son immobilité en ajoutait à son charme. Un petit rayon de soleil caressait tendrement sa belle peau caramel et ses longues tresses lustrées. Une seule de ses veines, celle de son cou fin et doux, palpitait régulièrement, trahissant son humanité.
Je la dévisageais. J’étais captivé. Elle ne vivait que pour moi. Elle lisait un livre plutôt banal, d’un auteur peu connu. Elle en tournait les pages avec grâce et tendresse; on sentait toute la douceur de ses mains aux longs doigts fins. Je lisais ce livre sur son visage. Ses yeux vifs couleur cacao en reflétaient chacune des phrases. Elle vivait chacune des émotions créées par cette fiction.
Sa sérénité naturelle la quittait quand l’action s’intensifiait dans son livre; ses sourcils se fronçaient, sa respiration se précipitait, la veine de son cou battait rapidement. Elle tournait les pages précipitamment, les lisait en diagonale.
Brusquement, son visage s’est figé, ses yeux se sont remplis de larmes qu’elle s’est efforcée de retenir. J’ai compris. Ce n’était plus une fiction, c’était sa propre histoire qu’elle revivait.
J’ai lu en elle comme dans un livre ouvert. J’y ai vu sa vie, son enfance difficile mais heureuse, ses craintes, ses rencontres, ses déceptions, ses envies. Peut-être parce que j’ai déjà lu ce livre. Ou peut-être parce que j’ai toujours su.
J’aurais voulu lui dire : « – Ne t’inquiète pas, je suis là. J’ai lu la fin du livre. Je serais toujours près de toi, je ne te quitterai plus jamais, c’est promis ». J’aurais voulu la serrer dans mes bras, blottir mon visage contre sa nuque délicate, lui murmurer des mots rassurants au creux de l’oreille.
Mes mains poisseuses de mayonnaise et de gras m’ont ramené à la réalité. Je m’en voulais de ne pas pouvoir quitter mon siège, d’être marié, d’avoir vécu cette vie sans elle.
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Arrivée à la gare de X. J’ai fermé les yeux quand je l’ai vue ramasser ses affaires. Je me suis installé confortablement dans ce siège étroit, les mains crispées sur les deux accoudoirs. Je ne voulais pas la voir partir. En manquant cette femme, j’avais la sensation d’avoir manqué ma vie.
En ouvrant les yeux j’ai aperçu une feuille, sans doute arrachée de son livre, posée sur la table à laquelle elle était assise. Je vous laisse, il faut que je me dépêche, elle m’attend sur le quai.